Des raisins et des hommes
« Des raisins et des hommes »
Six heures du matin, tout le monde se retrouve dans la grande cuisine. Il y a là des étudiants, des chômeurs, des retraités et quelques gars du crû qui, comme tous les ans, viennent gagner quelques sous en faisant les vendanges.
Trois cafetières pleines à ras bord les attendent sur l’immense table de ferme ; le café embaume la pièce. Une bouilloire se met à siffler, pour celles et ceux qui préfèrent le thé.
Chacun se sert, se réchauffant les mains sur les grands bols de faïence.
À l’aube violette
les volutes du café —
fenêtres embuées
Après un petit déjeuner frugal, la douzaine d’hommes et de femmes d’âges et d’horizons différents se répartit dans les deux remorques attelées aux tracteurs.
Le jour peine à se lever, une brume légère monte du sol. Le soleil, encore pâle et timide, apparaît derrière un vallon, éclairant le domaine viticole.
Une palette de verts tachetée de roux se découvre peu à peu sous les yeux des vendangeurs.
la brume froide
s’effiloche sur les ceps
squelettes tourmentés
Chacun reçoit son matériel, un sceau, un petit sécateur ou une serpette puis se place en bas d’un rang de ceps.
la vigne s’éveille
rires des vendangeurs
cliquetis des sécateurs
Les petits nouveaux ont reçu quelques recommandations, ne pas couper les grappes encore vertes car le vin serait trop acide, ne pas prendre les grains pourris qui pourraient le faire tourner.
Au départ hésitant, on apprend vite à reconnaître les bonnes grappes ; chacun remonte sa rangée.
Les doigts sont encore gourds et il faut prendre le rythme. Heureusement le soleil a décidé d’être de la partie, rendant le travail un peu moins pénible.
Les sceaux pleins de grappes bien juteuses sont vidés dans de grandes hottes que les porteurs vont décharger dans les remorques.
larmes de rosée
sur les grappes amputées
cueillir sans pitié
De temps en temps un « merde » ou un « nom d’un chien » fuse au milieu des ceps ; un vendangeur ou une vendangeuse se relève d’un bond !
sur la lame froide
du vendangeur néophyte
quelques gouttes rouges
Neuf heures et demie : pause casse-croûte.
Tout le monde se regroupe près d’une camionnette. La patronne a sorti les paniers contenant les miches de pain, le jambon cru, le fromage, les bouteilles de vin et les verres que l’on se distribue avec bonne humeur.
« Les gueules sucrées » se rabattent sur les confitures maison et le chocolat.
Certains, mains au bas du dos, se redressent difficilement ; d’autres s’assoient à même le sol afin de soulager leurs cuisses endolories. Les porteurs de hottes se massent les épaules.
Cette collation est bienvenue ; on échange quelques plaisanteries, on se donne de petits conseils. Le soleil ragaillardit les corps courbaturés.
Les oiseaux en profitent pour prendre possession de la vigne.
grappes oubliées
le merle chaparde un grain
repas assuré
Une demi-heure plus tard les vendangeurs reprennent le travail.
À midi, presque trois parcelles ont été récoltées. Tous se dirigent vers un grand hangar à l’entrée du domaine.
Une table y a été dressée ; la maîtresse de maison a préparé le repas : poulets rôtis, pommes de terre cuites autour, fromage et quatre énormes tartes aux pommes, le tout arrosé de la cuvée spéciale patron et d’eau fraîche car il faut garder les idées claires.
Chacun se livre un peu, racontant une partie de sa vie, les difficultés rencontrées ou bien les réussites engrangées. Les paroles sont simples mais sincères.
La convivialité serait-elle le chemin qui mène à la solidarité ?
Le café avalé, corps et cœurs réchauffés par le vin et les mots, il faut se lever ; la journée n’est pas terminée. La démarche est plus lourde pour regagner la vigne. Encore trois ou quatre parcelles avant que le soleil ne s’en aille coucher derrière la colline.
le ciel embrasé
soleil rouge et ombres noires
au couchant d’automne
Travail achevé, douche prise, tous se retrouvent autour de la table de ferme. Les jambes, les bras pèsent des tonnes, les paupières se font lourdes. On discute encore un peu avant d’aller se coucher.
Des amitiés naissent entre des personnes, qui sans doute ne se seraient jamais estimées, appréciées si elles n’avaient partagé cette tranche de vie.
vignes endormies
la vendange continue –
des rêves de grappes !